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Voilà plus de 100 ans, l’électricité a changé le monde. En plus de transformer plusieurs secteurs économiques (l’agriculture, le transport, le secteur manufacturier, etc.), elle a transformé la vie quotidienne des gens. Nous sommes à l’aube de transformations aussi profondes avec les développements de l’intelligence artificielle et tout aura changé d’ici plusieurs dizaines d’années. Cela dit, contrairement à l’électricité qui a affecté tout le monde de façon plus ou moins égale, l’intelligence artificielle donnera de nets avantages aux gagnants. Ceci entraîne plusieurs réflexions et des décisions devront être prises afin d’éviter les dérives.
Je m’explique, au risque de sur-simplifier. L’enjeu principal de l’intelligence artificielle est l’acquisition d’un maximum de données d'entraînement qui permettront à la machine de prédire avec justesse les besoins ou habitudes des utilisateurs. Ces prédictions seront par la suite monétisées. Plus il y a de données, plus les résultats seront exacts.
Cette nouvelle dynamique entraîne plusieurs secteurs dans une course à l’adoption technologique avec les données comme principal enjeu. Celui qui réussit à acquérir le plus de données se donne une avance immédiate. Comme il est le meneur, il attirera davantage de clients, qui par leur utilisation le rendront encore meilleur, jusqu’à ce le meneur devienne pratiquement indélogeable.
C’est l’effet du Winner-Takes-All, le gagnant qui rafle toute la mise. Un cercle vertueux où le gagnant accentue son avantage concurrentiel par le simple fait d’être le gagnant.
Google en est l’exemple parfait. Sa vitesse d’exécution et la qualité de son index ont réussi à attirer des utilisateurs sur lesquels des données ont été collectées. Ces données ont été utilisées pour améliorer sans relâche le service et renforcer la position dominante de Google.
Yahoo et Microsoft ont bien tenté de s’attaquer au géant, à grands coups de milliards de dollars. Sans succès: leur moteur de recherche, faute de trafic suffisant, n’a jamais pu devenir aussi performant que Google.
Conséquence : nous sommes maintenant face à un monopole, qui monétise grassement sa position dominante grâce à des frais d’acquisition devenus outrageusement bas par rapport aux revenus générés. Ce qui rend cette situation encore plus délicate est que son service est rendu essentiel. Qui peut se passer d’avoir un accès précis et rapide à l’information dans sa vie quotidienne?
C’est ici que le bât blesse. En effet, historiquement, qui dit essentiel, dit aussi réglementé. Or, pour l’instant, Google échappe à toute réglementation.
Cette domination est dangereuse. Qu’est-ce qui empêche Donald Trump de passer une loi forçant les géants technologiques à lui donner accès aux données de tous les utilisateurs? Google de présenter, ou ne pas présenter certains résultats? De pratiquer des tarifs abusifs? La réglementation dans les télécommunications assure non seulement que les acteurs n’abusent pas de leur position de dominance, mais aussi de la sécurité des citoyens et de l’indépendance du pays.
La notion de monopole se doit d’évoluer
Plus rapidement que jamais, les nouvelles technologies et l’IA font apparaître de nouvelles infrastructures déjà devenues essentielles : pensez aux réseaux sociaux, aux voitures autonomes, aux plateformes de commerce électronique, etc.
Bref, la concentration génère plus de concentration, ce qui entraîne l’érosion de la concurrence. La notion de monopole se doit d’évoluer afin de considérer ces nouveaux types de concentrations. Étant donné les habiletés et les conséquences de l’IA, nous devons maintenant porter attention à la concentration des données et de l’achalandage.
Je ne suis pas ici en train de suggérer de nationaliser ces services, mais plutôt de s’assurer d’avoir un cadre réglementaire approprié qui assure la distribution équitable et sécuritaire des services.
Toutefois, les nouveaux monopoles et la concentration ne sont malheureusement pas les seuls enjeux qu’il faut surveiller.
En effet, la majorité des gains reliés à l’utilisation de l’IA sont, pour le moment, restreints aux actionnaires des entreprises gagnantes.
Il faut comprendre que cette technologie est maintenant capable d'acquérir beaucoup de propriété intellectuelle qui jadis était dans le cerveau des humains. Non seulement la technologie déplace de nombreux emplois, mais elle modifie la nature du travail. Le savoir-faire d’un employé de service ou d’une ingénieure d’usine, qui est présentement reconnu par des salaires intéressants, est en train d'être transféré vers les machines. Ainsi, le lien traditionnel entre la création d’emploi, l'acquisition de savoir-faire (propriété intellectuelle) et, par conséquent, la croissance économique, s'affaiblit. Ceci entraînera la stagnation des salaires et le transfert de la valeur ajoutée vers les actionnaires. Les employés y perdront donc au change.
C’est ainsi que je crains que les disparités économiques ne s’accentuent, plutôt que de s’aplanir, avec l’avènement de l’intelligence artificielle. Ni les salariés ni la population n’en profiteront, autrement que sous forme d’innovations auxquelles ils auront accès en tant qu’utilisateurs ou en devenant le produit de ces plateformes.
Pour pallier à ces conséquences, il faudra, en tant que société, revoir nos façons de redistribuer la richesse, puisque plusieurs des leviers habituels dont disposent les gouvernements sont affaiblis. En effet, dans l’économie numérique, plusieurs grands joueurs ont la liberté de facturer leurs services à partir du pays de leur choix. Rien de plus facile que de relocaliser une intelligence artificielle!
Si la Chine et la Russie ont répondu à ce problème en interdisant la venue de Google sur leur territoire - ce qui va leur permettre de créer leurs propres champions nationaux en intelligence artificielle - je crois, pour ma part, aux vertus du libre-marché.
Il nous faut des chamions nationaux
Quelles solutions reste-t-il ?
Une réforme significative de la fiscalité, certainement. Le démantèlement de ces géants, peut-être. On en parle d’ailleurs de plus en plus. Une réglementation plus serrée, on s’y dirige clairement.
Mon ajout à cette liste de solutions? La création de champions nationaux.
Il faut rapatrier ne serait-ce qu'une partie de la richesse qui sera créée dans les prochaines décennies. Sans stratégie dominante, nous laissons aux autres le soin de dicter le prochain point d'équilibre.
Il faut aussi tenter d’avoir sur notre territoire un maximum de sièges sociaux, et pas seulement miser sur les entreprises en technologie de l’information, car comprenons bien que l’IA se retrouvera dans tous les secteurs de l’économie. Toutes nos industries devraient déjà avoir une stratégie en IA.
Au Canada particulièrement, l’enjeu est criant. Nous comptons peu de champions nationaux et trop de cerveaux forts en technologies de l’information nous ont quittés pour la Silicon Valley. Il y a plus de 350 000 experts formés au Canada qui habitent maintenant en Californie. Imaginez s’ils rentraient au pays…
C’est le temps de renverser la vapeur.