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BLOGUE INVITÉ. Fragilisée par les secousses économiques engendrées par la pandémie de COVID-19, l’Europe a su resserrer les rangs en juillet avec un plan de relance de 750 milliards d’euros qui a renfloué pendant un temps le fossé qui sépare les membres «frugaux» du Nord et les «dépensiers» du Sud. Des facteurs économiques et signaux politiques assombrissent toutefois l’horizon… Entrevue avec Guillaume Callonico, directeur principal, risques géopolitiques et transversaux à la Caisse de dépôt et placement du Québec.
JFLT. Voyez-vous l’unanimité forgée autour du plan de relance durer? Quels signaux et facteurs surveiller?
GC. Il faut d’abord préciser que cette union a été tardive dans la crise et qu’elle n’a été ni naturelle, ni volontaire. Il a fallu s’apercevoir que la pandémie pouvait briser l’Europe pour qu’un accord soit trouvé à propos d’un plan de sauvetage des économies fragiles principalement du Sud financé majoritairement par les pays du Nord.
En Italie, où l’euroscepticisme est croissant depuis plusieurs années, même les partisans de l’UE ont eu du mal à croire que le Nord comptait les sous pendant que le pays comptait ses morts et repoussait le principe d’un soutien à l’économie européenne.
Dans ce contexte, l’annonce d’un accord sur un plan de relance de 750 milliards à la fin du mois de juillet a été accueillie par le marché et les médias comme la preuve de la solidité de l’Union. Mais nous sommes loin de la réalité.
JFLT: Pourquoi?
GC: D’abord parce que les dispositions du plan d’aide sont temporaires et qu’il semble peu probable que les pays dits financièrement responsables accepteront de payer davantage pour les pays jugés moins rigoureux comme l’Italie.
Il faudra surveiller la popularité des partis populistes et eurosceptiques durant le prochain cycle électoral européen, alors que les quatre principales puissances économiques de la zone euro vivront une élection générale ou présidentielle d’ici 2023 au plus tard. Malgré le plan de relance, les eurosceptiques ont rarement été si forts dans les sondages en Italie, en Espagne et en France.
Même si, dans la majorité des cas, ces partis ont peu de chances de ravir le pouvoir, reste qu’ils se font de plus en plus entendre et occupent davantage d’espace médiatique et idéologique. Cela polarise les débats nationaux sur l’UE et contraint les partis traditionnellement pro-européens à adopter des positions plus nationalistes. Ce pouvoir de nuisance des partis eurosceptiques ne doit pas être sous-estimé.
Enfin, dans un ou deux ans, les effets de la crise se feront toujours sentir. Le chômage, la précarité sociale et les perceptions d’inégalité se seront accrues. Les gouvernements nationaux et Bruxelles devront gérer ces sentiments au moment où une majorité d’Européens iront aux urnes.
JFLT: À la lumière du plan de relance et de cette donne politique, doit-on envisager plus ou moins d'intégration au sein de l'Union?
GC: À court terme, la décision de Bruxelles de lever les contraintes budgétaires pour 2020 et 2021 et l’entente européenne sur le plan de sauvetage de 750 milliards d’euros sont clairement des signaux positifs attendus depuis de nombreuses années dans le sens d’une intégration plus poussée. Mais la nature temporaire des modalités et le manque de compréhension entre pays membres au cœur de la crise demeurent des limites importantes à un approfondissement de l’intégration à long terme.
Il paraît peu probable qu’un approfondissement majeur soit acté avant le prochain grand cycle électoral européen. Emmanuel Macron et Angela Merkel ont épuisé l’essentiel de leur capital politique dans le dossier européen alors qu’ils ont dépassé leur mi-mandat respectif, que la majorité du président français s’est réduite depuis 2017 et que la coalition allemande paraît fragile. Il semble dès lors très improbable de les voir lancer l’UE dans un approfondissement de l’intégration européenne alors qu’ils n’ont rien fait depuis 2017 et que les traités européens n’ont, depuis 30 ans, pas reçu de soutien populaire fort.
L’UE est toujours limitée dans sa capacité à traiter des sujets existentiels tels que l’affaiblissement de l’État de droit en Europe de l’Est, ou le respect des règles budgétaires dans le sud, et on ne peut imaginer un approfondissement de l’Union avant que ne soient réglés ces dossiers épineux évités depuis 10 ans.
JFLT: On a évoqué une reprise économique en «K» dans laquelle les pays les plus riches tel l'Allemagne s'en sortiront et les autres continueront leur chute, écartelant encore davantage l'union. Qu'en pensez-vous?
GC: C’est en partie pour repousser ce scénario que les 27 sont parvenus à une entente en juillet dernier. Aux dires des Italiens, soit l’Union acceptait de partager le fardeau de la crise, soit elle n’y survivait pas. La question qui se pose toutefois est de savoir si cela sera suffisant pour empêcher le fossé de se creuser, ou bien si on ne fait que mettre entre parenthèse une trajectoire qui est, au fond, de plus en plus marquée depuis la grande crise de 2008 et les crises de la dette successives sur le continent.
Il ne faut pas oublier que la mise en œuvre du plan d’aide et la capacité des États membres à continuer d’emprunter sur les marchés à des taux très faibles résident avant tout dans l’action de la Banque centrale européenne, et non dans la volonté des États ou dans la négociation multilatérale à Bruxelles. C’est avant tout parce que la BCE rachète massivement la dette des États sur les marchés que les taux d’intérêt se maintiennent très bas. Autrement, jamais l’Italie ne pourrait se financer, tant ses fondamentaux politiques et économiques remettent en question l’unité de la zone euro.
La BCE a supprimé le risque souverain sur les marchés, et probablement réduit la volonté des États membres d’aborder les enjeux qui menacent véritablement la cohésion européenne. Si la BCE devait cesser ses plans de rachats d’actifs – dont la légalité a été remise en cause ce printemps par la cour constitutionnelle allemande –, le marché serait beaucoup moins complaisant envers l’Europe. Et Bruxelles, Rome, Madrid, Paris et Berlin auraient eu à prendre des décisions beaucoup plus difficiles que la négociation d’un plan de relance de 750 milliards d’euros.