BILLET. Trois sacs poubelles pleins. C’est la quantité de linge dont je me suis débarrassée lors de mon dernier ménage du printemps. Lorsqu’on nous parle de gaspillage, on nous sort souvent des chiffres tellement énormes qu’ils en sont abstraits. J’ai beau lire que 9,5 millions de tonnes de vêtements finissent à la décharge chaque année en Amérique du Nord, cela ne représente rien pour moi. Là, ces trois sacs sont bien concrets. Il me suffit d’imaginer cette même quantité, multipliée par le nombre d’habitants du Québec, du Canada, puis d’autres pays occidentaux, pour être prise de vertige, voire d’un sérieux mal de cœur.
Je me donne bonne conscience en les distribuant à un organisme de charité, de la même manière que je jette mes plastiques dans le bac vert ; en sachant qu’ultimement, la majorité de mes rebuts finiront au site d’enfouissement.
Tandis qu’on jette à la tonne, un couturier influent a juste à décider que cette saison, le rouge n’est plus tendance et, d’un coup, toute une saison de prêt-à-porter mondiale devient désuète. Les grandes enseignes lancent alors une nouvelle collection, fabriquée à l’autre bout du monde dans des ateliers aux conditions souvent déplorables. Quand on ajoute l’extraction de matières premières et le transport nécessaires pour accompagner cette production incessante, on ne s’étonne pas que l’industrie de la mode soit la deuxième plus polluante au monde, générant chaque année autant de CO2 que les transports aériens et maritimes combinés.
Le tribut de notre fringale de fringues est lourd. Et si la pandémie était l’occasion de s’arrêter pour revoir ce modèle essoufflé ? Les entreprises interrogées par Catherine Charron pour notre manchette en témoignent : l’année a été difficile. Pas seulement parce que le télétravail a rendu superflu le port des cravates ou des escarpins. Le contexte a aussi mis en lumière toutes les limites du système actuel, à commencer par les chaînes d’approvisionnement internationales, aussi fragiles que peu agiles.
De tout temps, les détaillants d’ici ont suivi les codes de leur industrie, tentant de tirer leur épingle du jeu face aux géants mondiaux. Cette crise leur offre une chance de réinventer leurs façons de faire et de proposer un modèle alternatif. On le sent, le vent est en train de changer de direction. Plutôt que d’attendre l’arrivée d’un nouveau joueur qui « ubérisera » le secteur, pourquoi ne pas répondre dès maintenant à la demande croissante des consommateurs sensibles aux questions durables? À part moins acheter, acheter des vêtements de seconde main ou faire réparer les siens, ceux-ci ont pour l’instant peu de choix. Quelle formidable occasion de se démarquer dans cette industrie ultra compétitive en imposant ses propres codes !
On pourrait même rêver un peu plus grand. Puisque l’union fait la force, pourquoi ne pas imaginer un grand mouvement des détaillants de mode d’ici, aux liens tissés serrés, unis pour créer une économie circulaire du vêtement ? Cette coalition permettrait une collecte du textile comme on le fait pour d’autres matières premières, avec de vrais débouchés pour les résidus. En étant ainsi à l’avant-garde, le Québec rayonnerait, aussi bien pour son expertise en mode que pour ses modes de production plus durables. Et imposerait pour toutes les saisons à venir que la couleur la plus tendance soit le vert.
*Ajout 6 mai. Lors de la publication de ce billet, j’ai reçu plusieurs messages dont certains m’ont fait découvrir des initiatives d’économie circulaire intéressantes. En voici deux qui me semblent prometteuses : le Shwap Club, un groupe privé sur abonnement qui permet l’échange de vêtements de qualité et Bizbiz Share, une plateforme de partage qui permet aux entreprises de vendre leurs ressources en trop, à d'autres, qui en ont besoin.
Marine Thomas
Rédactrice en chef, Les Affaires
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@marinethomas