ANALYSE GÉOPOLITIQUE. Ce jeudi, le Sénat français a rejeté dans une forte proportion la ratification de l’Accord économique et commercial global (CETA, en anglais) entre le Canada et l’Union européenne. Ce vote surprenant à l’égard du Canada — sans doute le plus fidèle allié de la France — provoque de l’incertitude pour nos entreprises qui exportent dans l’hexagone et dans l’ensemble du marché européen.
Le rejet de l’AECG au Sénat est massif et sans appel, selon un décompte effectué par le quotidien Le Monde. Pas moins de 82% des sénateurs ont rejeté le traité de libre-échange entré en vigueur en septembre 2017, et qui a déjà été ratifié par 17 des 27 pays de l’UE, dont l’Allemagne.
Des élus de la droite ont fait alliance avec des élus de la gauche (incluant les communistes) pour s’opposer à l’accord appuyé par le gouvernement renaissance de Gabriel Attal, c’est-à-dire le parti libéral et centriste du président Emmanuel Macron.
Cela dit, pour l’instant, il n’y pas de risque que l’on assiste à la fin de l’application provisoire de l’accord entre le Canada et l’Union européenne, souligne à Les Affaires Xavier Van Overmeire, associé au cabinet montréalais Dentons Canada, et avocat spécialisé en commerce international et de l’AECG.
«Pour mettre fin à l’application du traité, il faudrait que 55% des représentants des pays membres au Conseil de l’Union européenne (soit 15 sur 27) et pesant pour au moins 65% de la population de l’UE se prononcent en ce sens», dit-il.
Or, à ce jour, les 17 pays sur les 27 qui ont ratifié l’accord représentent 52% de la population de l’Union européenne, fait remarquer Xavier Van Overmeire, qui a publié en 2015 l'ouvrage Les grandes lignes de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne.
Toutefois, dans les prochaines années, il fait remarquer que les élections dans différents pays en Europe, notamment en Allemagne en 2025, pourraient changer cet appui à l’AECG.
En France, ce vote du Sénat contre l’entente de libre-échange avec le Canada survient sur fond de crise agricole, où les accords de libre-échange sont perçus par les agriculteurs comme une menace, mais aussi par une majorité de Français.
Une majorité de Français hostiles au libre-échange
Une récente enquête ODOXA-Backbone Consulting réalisé pour le quotidien français Le Figaro démontre que 55% des citoyens français s’opposent à l’AECG, tandis que 47% d’entre eux affirment n’en avoir jamais entendu parler.
À vrai dire, les Français sont méfiants à l’égard de l'ensemble des accords commerciaux conclus par l’Union européenne, révèle cette enquête.
Ainsi, à la question à savoir si, règle générale, ces accords conclus avec d’autres parties du monde constituent un danger ou une menace, 59% des Français ont répondu qu’ils représentaient «un danger pour les entreprises européennes dont les produits sont concurrencés par des produits à bas prix».
Or, le Canada, un État de droit, une démocratie libérale et un pays riche, ne figure pas parmi ces pays émergents à faible coût de production, dont les législations en matière d’environnement et de droits de la personne laissent aussi souvent à désirer.
Bernard Colas, avocat spécialisé en commerce international au cabinet montréalais CMKZ, fait remarquer que le Canada offre de bonnes conditions de travail, respecte les droits de la personne, protège l’environnement, réduit ses émissions de gaz à effet de serre (GES), sans parler d’une «communauté de pensées» et de valeurs avec la France.
«Si la France dit non au Canada, à qui la France dira-t-elle oui?», s’inquiète-t-il.
Le rejet de l’AECG par le Sénat survient aussi dans un contexte où ce traité a profité beaucoup plus à l’UE qu’au Canada, comme le démontrent les données de Statistique Canada.
Ainsi, de 2016 à 2023, la valeur des exportations de marchandises du Canada dans l’UE a augmenté de 18%, tandis que les expéditions européennes sur le marché canadien ont bondi de 65% sur la même période.
Résultat? Le déficit commercial du Canada avec l’Union européenne s’est grandement accru pour atteindre 52,6 milliards de dollars canadiens en 2023 (35,8G€).
À eux seuls, les Français en ont aussi beaucoup plus bénéficié que les Canadiens entre 2016 et 2023, toujours selon les données de Statistique Canada.
Sur cette période, les exportations françaises de marchandises au Canada ont bondi de 46%, soit presque deux fois plus que celles de nos entreprises en France à 26%.
Résultat? Le déficit commercial du Canada avec la France a lui aussi bondi, pour atteindre un record de 4,4G$ en 2023 (3G€).
Difficile de voir alors dans l’AECG un accord «controversé» — comme le présentent plusieurs médias français — qui a nui à l’économie européenne et à l’économie française.
Une simple analyse des chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) — l’équivalent de Statistique Canada — aurait permis d’avoir un portrait factuel des conséquences du traité de libre-échange.
À quoi s’attendre pour la suite des choses?
À quoi doivent s’attendre les entreprises canadiennes pour la suite des choses? Nous avons posé la question à Pierre-Marc Johnson, l’ex-négociateur en chef du Québec dans les pourparlers entre le Canada et l’UE dans les années 2010, ex-premier ministre du Québec et avocat-conseil chez Lavery, à Montréal.
En principe, après le vote au Sénat français ce jeudi, la prochaine étape serait de soumettre l’AECG au vote à l’Assemblée nationale. En 2019, les élus avaient voté en faveur du traité, mais par une faible majorité de 55,5%.
Or, en 2024, la composition de l’Assemblée nationale n’est plus la même qu’en 2019, avec une présence accrue du Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen, un parti de la droite radicale, et de La France insoumise (LFI), un parti de la gauche radicale.
Ces deux partis partagent la même hostilité à l’égard du libre-échange et de la mondialisation des marchés.
Advenant un nouveau vote contre l’AECG, cette fois devant l’Assemblée nationale, le gouvernement français aurait techniquement deux options, selon Pierre-Marc Johnson:
• Signifier à la Commission européenne à Bruxelles qu’il n’est pas capable de faire appliquer l’accord sur son territoire;
• Ne pas signifier à l’institution qu’il n’est pas en mesure de le faire.
Dans les deux cas, cela ne suspendrait pas l’application de l’accord en France, puisque pour cela il faut une majorité qualifiée au Conseil de l’Union européenne (15 États sur 27, représentant au moins 65% de la population de l’UE), rappelle le juriste.
Une patate chaude en France
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’AECG est devenue une patate chaude en France, et, ce, à trois mois des élections européennes, où les partis européens de la droite radicale, comme le RN en France, pourraient accroître leur présence au parlement européen.
Même si le rejet du traité par une majorité de pays représentant au moins 65% de la population de l’UE semble improbable dans un avenir prévisible, il ne faut toutefois pas exclure ce scénario à long terme.
Bernard Colas rappelle que l’AECG procure un avantage important aux entreprises canadiennes qui exportent dans l’Union européenne par rapport à leurs concurrents américains également actifs sur le vieux continent.
Comme il n’y a pas de tarifs douaniers qui s’appliquent sur leurs marchandises vendues en Europe, les Européens ont tout intérêt à acheter les produits canadiens.
Par le passé, les États-Unis ont essayé de négocier un accord de libre-échange avec l’UE, mais sans succès.
Par conséquent, ce serait une bien mauvaise nouvelle pour les entreprises canadiennes si l’ensemble de l’Europe devenait un jour hostile au libre-échange avec le Canada, comme cela semble être le cas en France.
Mais quelle mouche a bien pu piquer les Français?
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