ANALYSE GÉOPOLITIQUE. Les analystes pourraient-ils évaluer la santé financière d’une entreprise s’ils confondaient revenu, marge bénéficiaire et rendement sur le capital? Des médecins pourraient-ils prescrire le bon traitement s’ils confondaient virus, bactérie et champignon? Eh bien, c’est un peu la même chose en géopolitique: la bonne lecture de la réalité est primordiale pour qu’une organisation puisse identifier correctement ses risques géopolitiques.
Or, force est de constater qu’il est souvent difficile de s’y retrouver sur la place publique. Les étiquettes pullulent pour décrire des réalités politiques, en Europe comme en Amérique du Nord, mais sans donner nécessairement l’heure juste aux citoyens, sans parler des chefs d’entreprise et des investisseurs.
Souvent, ces étiquettes servent aussi avant tout à discréditer un adversaire politique, aussi bien à la gauche qu’à la droite du spectre politique.
Aussi, pour vous aider à y voir un peu plus clair, nous vous proposons un petit cours d’autodéfense intellectuel en géopolitique.
Pour les fins de cet exercice sans prétention, nous analyserons six expressions que la plupart d’entre vous ont déjà lues ou entendues: fascisme, extrême droite, droite radicale, populisme, gauche radiale, extrême gauche.
Ce petit cours est le fruit de nombreuses lectures faites au fil des années, sans parler de l’étude de plusieurs de ces mouvements au baccalauréat en histoire.
Le fascisme
Le fascisme a été vaincu en 1945, comme l’explique souvent dans des entrevues le grand spécialiste italien Emilio Gentile (Qu’est-ce que le fascisme?, 2004).
Pour reprendre sa définition, ce phénomène «politique moderne, nationaliste, antilibéral et anti-marxiste, organisé en parti-milice, avec une conception totalitaire de l’État […], avec une vocation belliqueuse à la politique de grandeur, de puissance et de conquête, visant à la création d’un ordre nouveau et d’une nouvelle civilisation» n’est au pouvoir dans aucun pays, et n’est pas non plus sur le point de l’être.
Par conséquent, méfiez-vous lorsqu’on qualifie un politicien ou une politicienne de fasciste. La quasi-totalité du temps, vous n’avez pas affaire à un fasciste.
Historiquement, les régimes fascistes (incluant la forme allemande du national-socialisme ou du nazisme) ont plutôt été hostiles aux entreprises étrangères.
L’extrême droite
L’extrême droite «rejette» et «répudie» l’essence de la démocratie que sont la souveraineté populaire et la règle de la majorité, selon des spécialistes des droites comme Cas Mudde (The Far Right Today, 2019) et Jean-Yves Camus (Les droites extrêmes en Europe, 2015).
Historiquement associés à l’Allemagne nazie ou à l’Italie mussolinienne, les partisans de l’extrême droite sont aujourd’hui les néonazis, les néofascistes ou les dirigeants des dictatures de droite.
Un bon exemple historique est la dictature militaire d’Augusto Pinochet au Chili, de 1973 à 1990.
Bref, pour une entreprise ou un investisseur, un pays dirigé par l’extrême droite n’est pas nécessairement un marché très accueillant, car il n’y a plus de démocratie ni d’État de droit.
La droite radicale
Contrairement à l’extrême droite, la droite radicale «accepte» les formes de la démocratie, mais elle s’oppose aux éléments fondamentaux de la démocratie libérale, comme les droits des minorités, la règle de droit et la séparation des pouvoirs, selon Mudde et Camus.
Cette droite radicale est par exemple au pouvoir actuellement en Hongrie, dirigée depuis des années par Viktor Orban, et en Italie, dirigée depuis l’automne 2022 par un bloc de droite mené par Giorgia Meloni, cheffe des Frères d’Italie.
En France, le Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen, qui ne rejette pas la démocratie, est aujourd'hui décrit comme un parti de la droite radicale par des spécialistes comme Jean-Yves Camus.
En revanche, ce dernier affirme que l'ex-Front national de Jean-Marie Le Pen était d'extrême droite, notamment en raison de la présence d'anciens de la Waffen SS parmi ses membres fondateurs.
L’administration de Donald Trump (2017-2021) était aussi une forme de la droite radicale.
Même si les pays dirigés par cette mouvance peuvent être protectionnistes, on peut y faire habituellement des affaires et investir sans trop de mauvaises surprises.
En revanche, les gouvernements de la droite radicale (et de la droite populiste) minent le potentiel de croissance économique des pays qu'ils gouvernent, démontrent des études analysées par Les Affaires.
Le populisme
Relativement nouvelle sur la place publique, cette expression peut à la fois être associée à des partis politiques de droite ou de gauche, mais qui ne rejettent pas la démocratie.
En revanche, dans son essai Qu’est-ce que le populisme? (2018), le spécialiste Jan-Werner Müller souligne que les populistes sont «hostiles aux élites» et sont «fondamentalement antipluralistes».
À leurs yeux, eux seuls — nous et seulement nous, illustre l’auteur — représentent le «peuple véritable». Par exemple, ce peuple véritable peut être les petits commerçants, pour les populistes de droite, ou les travailleurs, pour les populistes de gauche.
Un beau cas historique est la présidence argentine de Cristina Fernández de Kirchner, une péroniste de gauche (le péronisme est un mouvement national et populaire), qui a dirigé ce pays sud-américain de 2007 à 2015.
Ces gouvernements peuvent représenter un risque d’affaires pour les entreprises.
Par exemple, Cristina Fernández de Kirchner a nationalisé des compagnies aériennes, ce qui a forcé par exemple le transporteur Aerolineas Argentinas à céder sa propriété à l’État argentin en 2008. La société avait du reste déjà appartenu au gouvernement il y a 18 ans, mais il l’avait privatisée dans les années 1990.
Comme mentionné plus haut, les gouvernements de la droite populiste minent le potentiel de croissance économique de leur économie nationale.
La gauche radicale
À l’instar de la droite radicale, la gauche radicale accepte la démocratie, tout en étant antilibérale, à mi-chemin entre la gauche sociale-démocrate et la gauche autoritaire, inspirée de la révolution russe de 1917, selon le spécialiste des gauches Philippe Raynaud (L’extrême gauche plurielle, 2010).
La gauche radicale peut aussi s'opposer à la règle de droit et la séparation des pouvoirs.
Ce type de gauche a notamment dirigé la Grèce de 2015 à 2019, sous le gouvernement de Syriza, une coalition de partis de gauche.
La gauche radicale peut être hostile aux entreprises étrangères et prôner des politiques protectionnistes, voire des nationalisations. Leurs politiques peuvent aussi miner le potentiel de croissance économique.
Il ne faut pas confondre cette gauche avec l’extrême gauche et le communisme, qui rejettent, eux, la démocratie.
L’extrême gauche
Comme on vient de le mentionner, l’extrême gauche évolue donc à l’extérieur du cadre démocratique.
Dans les démocraties libérales comme le Canada ou la France, ses partisans se retrouvent notamment chez les néo-trotskistes, un courant politique du communisme, du nom du révolutionnaire russe Léon Trotski.
Pour sa part, le parti communiste français (qui était sous l'influence de l'ex-Union soviétique durant la guerre froide), qui embrasse aujourd’hui la démocratie, peut difficilement être qualifié d’extrême gauche — mais il fait partie de la gauche radicale
On compte plusieurs pays où l’extrême gauche est au pouvoir dans le monde, dont la Chine, la Corée du Nord, le Vietnam et Cuba, quatre régimes communistes.
Ce sont donc des dictatures où faire des affaires ou investir y est beaucoup plus risqué qu’en Europe occidentale ou en Amérique du Nord, sans parler de la violation des droits de la personne.
Les deux Michael (Michael Kovrig et Michael Spavor) peuvent en témoigner.
En 2018, la Chine a arrêté les deux Canadiens en représailles à l’arrestation d’une dirigeante de Huawei à Vancouver à la demande des Américains. Beijing les a finalement libérés en 2021.
Comme on vient de le voir, comprendre les menaces réelles auxquelles les entreprises sont confrontées est essentiel pour évaluer correctement les risques géopolitiques et imaginer ensuite des stratégies d’atténuation.
Et cela commence par bien nommer la réalité dans leur environnement d’affaires.
Sans quoi, on risque de tomber dans les lieux communs et les expressions fourre-tout qui n’éclairent pas vraiment le débat public.
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