ANALYSE GÉOPOLITIQUE. L’actualité internationale monopolise notre attention sur des points chauds du globe, comme l’invasion russe de l’Ukraine et la nouvelle guerre Hamas-Israël. Or, cette focalisation nous prive d’une perspective plus large et nous empêche de mieux anticiper les risques géopolitiques auxquels votre organisation pourrait être confrontée en Eurasie d’ici 2030.
Comme son nom l’indique, l’Eurasie est l’immense masse continentale qui englobe à la fois l’Europe et l’Asie. Selon plusieurs spécialistes, c’est l’épicentre de la géopolitique mondiale, car cette masse continentale abrite l’essentiel de la population mondiale, des ressources énergétiques et des capacités industrielles.
Le géopolitologue Zbigniew Brzezinski (1928-2017), l’ex-conseiller à la sécurité nationale du président américain démocrate Jimmy Carter (1977 à 1981) et auteur du best-seller Le Grand échiquier: l’Amérique et le reste du monde (Pluriel, 1997), estimait que c’était LA région la plus stratégique sur la Terre.
Bref, qui contrôle l’Eurasie contrôle le monde, affirmait Brzezinski.
Dans l’histoire, aucune puissance ou alliance n’a contrôlé l’ensemble de l’Eurasie, pas même l'immense empire mongol de Genghis Khan au 13e siècle.
Durant la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945), les puissances de l’Axe (l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste et le Japon impérial) ont bien tenté de le faire. Les États-Unis et l’ex-URSS ont toutefois contrecarré leur projet de domination mondiale.
Pourquoi alors s’intéresser davantage à la géopolitique de l’Eurasie aujourd’hui?
Parce qu’on y retrouve des puissances mondiales et régionales qui ont de plus en plus un intérêt commun, soit de contester l’ordre international de l’après-guerre, mis en place par les États-Unis et leurs alliés occidentaux, dont le Canada.
Il s’agit de la Russie, de l’Iran, de la Chine et de la Corée du Nord.
Certes, ces pays sont à des années lumières d’afficher une cohésion comme celle des 31 pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), par exemple.
En revanche, ces quatre régimes autoritaires collaborent de plus en plus entre eux, et cette situation devrait être sur l’écran radar des entreprises et les investisseurs canadiens qui sont actifs en Eurasie.
Analysons quatre points chauds impliquant ces quatre régimes, tout en gardant en tête qu’il est possible que Donald Trump remporte l’investiture républicaine et soit à nouveau élu président des États-Unis, en novembre 2024.
Le cas échéant, une nouvelle administration Trump serait-elle aussi active que l’actuel président Joe Biden pour appuyer et défendre ses alliés en Eurasie?
Et si l’Ukraine ne vainc pas la Russie?
Sur le plan géopolitique, l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 figure parmi les événements les plus importants de l’après-guerre avec l’effondrement du communisme en Europe et la dislocation de l’ex-Union soviétique, au tournant des années 1990.
La suite de cette guerre à grande échelle est par conséquent cruciale pour la stabilité de l’Europe de l’Est et de l’Eurasie.
Advenant une victoire de la Russie ou de l’incapacité de l’Ukraine à reconquérir ses territoires perdus, Moscou pourrait alors consolider ses acquis puis préparer peut-être de nouvelles attaques, par exemple contre les trois pays baltes, même si ces derniers sont membres de l’OTAN.
Quelle serait alors la réaction de Washington si les États-Unis étaient alors dirigés par Donald Trump, sans parler de celles des autres pays membres de l’alliance en Europe, comme la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne?
Entreraient-ils en guerre directement contre la Russie pour défendre les pays baltes?
La guerre Hamas-Israël peut-elle s’étendre?
La nouvelle guerre entre le Hamas et Israël a aussi le potentiel d’embrasser le Moyen-Orient. Le conflit pourrait s’étendre au-delà de la bande de Gaza, que l’armée israélienne bombarde et s’apprête à envahir depuis l’attaque terroriste du Hamas, le 7 octobre.
En fait, Israël risque de se retrouver en guerre sur trois fronts en même temps: dans la bande de Gaza contre le Hamas, à sa frontière avec le Liban contre le Hezbollah et à sa frontière avec la Syrie contre les milices pro-iraniennes —toutes ces organisations sont appuyées et financées par l’Iran.
Et c’est sans parler d’un embrassement en Cisjordanie (Israël y a de nombreuses colonies), où les tensions sont très vives avec les Palestiniens, surtout depuis que les bombardements israéliens à Gaza font des morts parmi la population civile.
Même si ce scénario est peu probable pour l’instant, on ne peut pas non plus complètement exclure la possibilité que l’Iran attaque directement Israël – comme le Hamas, le régime des mollahs souhaite la destruction de l’État hébreu.
Le cas échéant, cela enclencherait automatiquement l’intervention des États-Unis, qui garantissent la sécurité d’Israël depuis sa fondation en 1948.
À SUIVRE: La Chine envahira-t-elle Taïwan?
La Chine envahira-t-elle Taïwan?
La guerre en Ukraine et la nouvelle guerre au Proche-Orient donnent aussi une autre dimension aux tensions entre la Chine et Taïwan, que Beijing considère comme une province renégate.
À moins que Taïwan ne proclame officiellement son indépendance, l’invasion de l’île par l’armée chinoise est un scénario peu probable, affirmaient en avril 2022 des spécialistes, lors d’un symposium qui s’est tenu à Montréal (Is the War over Taïwan Coming?)
La retenue de la Chine à l’égard de Taïwan tient avant tout au fait que les États-Unis garantissent la sécurité de l’île, et que son invasion entraînerait probablement une intervention militaire des Américains et de leurs alliés dans la région.
Cela dit, cette grille d’analyse tiendra-t-elle toujours la route après 2024, si Donald Trump dirige les États-Unis, si la Russie gagne la guerre en Ukraine (ou si l’Ukraine n’arrive pas à reconquérir ses territoires perdus) et si les Américains sont impliqués dans une guerre au Moyen-Orient pour défendre Israël?
Déjà en mars 2021, témoignant devant une commission du Sénat américain, le chef du commandement militaire américain en Indo-Pacifique (Indopacom), l’amiral Philip Davidson, avait indiqué que la Chine pourrait envahir Taïwan d’ici six ans (soit d’ici 2027), afin d’atteindre son objectif de supplanter les États-Unis dans l’océan Pacifique.
Quel avenir pour la Corée du Nord?
La grande leçon de la nouvelle guerre au Proche-Orient entre le Hamas et Israël est qu’il ne faut jamais sous-estimer un point chaud en Eurasie, sous prétexte qu’il se serait normalisé ou qu’il serait sous contrôle.
Bref, des tisons peuvent s'enflammer à nouveau très rapidement.
On l’oublie souvent, mais il n’y a pas de traité de paix entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. Depuis la fin de la guerre de Corée (1950-1953), il y a plutôt un état de non-guerre entre les deux pays, en raison de la signature d’un armistice.
Aussi, les hostilités pourraient reprendre un jour, sans parler du risque d’effondrement du régime nord-coréen, qui déstabiliserait la péninsule coréenne.
Une réunification des deux Corée serait-elle possible à l’instar de celle des deux Allemagne en 1990?
Du reste, la Chine permettrait-elle la création d’un nouvel État plus puissant au nord-est de sa frontière et, de surcroît, un allié des États-Unis et du Japon?
La Corée du Nord, qui est un allié de la Chine, doit aussi être sur notre écran radar pour une autre raison: son rapprochement avec la Russie.
En septembre, le leader nord-coréen Kim Jong-un a rendu visite au président russe Vladimir Poutine, une visite au cours de laquelle il a notamment visité des usines de productions d’avions de chasse.
De plus, la Corée du Nord aurait vendu des armes à la Russie pour l’aider dans la guerre qu’elle mène en Ukraine, selon Washington. Des livraisons qui auraient eu lieu entre le 7 septembre et le 7 octobre, affirment les Américains.
À SUIVRE: Un mauvais alignement des astres
Un mauvais alignement des astres
Ce n’est pas la première fois que des pays hostiles aux États-Unis et à leurs alliés en Eurasie ont des intérêts qui convergent.
Cela dit, le rapprochement —à différents niveaux— entre la Russie, l’Iran, la Chine et la Corée du Sud survient dans une conjoncture difficile pour les États-Unis et leurs alliés. Et ce, aussi bien en Europe qu'en Asie.
Washington doit à la fois aider l’Ukraine et Israël, tout en continuant de garantir la sécurité de Taïwan et de la Corée du Nord. Cela implique de mobiliser de nombreuses ressources humaines, matérielles et financières.
Certes, les États-Unis sont la première puissance politique, militaire, économique et technologique de la planète. Ils peuvent donc déployer d’immenses ressources en même temps sur la planète, comme ils l’ont fait du reste durant la Deuxième Guerre mondiale, en combattant à la fois l’Allemagne et le Japon.
À vrai dire, la grande inconnue demeure le résultat de l’élection présidentielle de novembre 2024.
Un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche pourrait signifier le retour d’un isolationnisme aux États-Unis, alors que la présence américaine en Eurasie est vitale pour y équilibrer les forces et limiter la propagation des conflits.
Bien entendu, les Américains ont déstabilisé le Moyen-Orient en envahissant illégalement et sous de faux prétextes l’Irak en 2003 (la présence d'armes de destruction massive), s’entendent pour dire la plupart des analystes.
Cela dit, depuis 1945, on peut dire que les États-Unis ont davantage contribué à la stabilité du monde qu’à sa déstabilisation.
C’est la raison pour laquelle la décennie 2020 en est une de tous les dangers en Eurasie.